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LA RAGE AU COEUR

Vendredi midi, toute l’équipe du Théâtre Jardin Passion est en pleurs. Vendredi soir, la salle du Théâtre Jardin Passion est remplie, l’artiste retient son souffle, le public vit un moment suspendu, quitte la salle en disant merci, merci d’avoir vécu un instant hors du temps, encore et encore, une saison hors du commun. Ensuite, on lit dans le journal « Et comme toujours avec le Théâtre Jardin Passion, après la pièce, le lieu est propice aux mille discussions au coin du bar. Le spectacle ne se finit jamais vraiment dans ce théâtre. » On pleure à nouveau, car depuis 27 ans, nous œuvrons afin d’offrir aux créateurs et créatrices un endroit de liberté, de soutien, d’engagement. Depuis 27 ans, nous proposons aux spectateurs et spectatrices un endroit de rencontres, de découvertes, de vibrations. Nous donnons de notre temps, de nos âmes, de notre amour, de notre humilité, de notre générosité et de notre intégrité.
Et cela fonctionne. Personne n’est dupe. Notre salle est quasiment complète toute la saison. Le public vit chez nous une expérience, quelque chose de différent, de fort. Nous accueillons de nombreux spectacles, la magie opère, la rencontre a lieu. On rit, on chante, on pleure, on vit.
Vendredi, arrive l’heure de la reconnaissance. C’est la douche froide. La déception. 150 000 euros. 150 000 euros. 150 000 euros. Ce sont les larmes qui montent, qui couleront toute la journée. Les appels à l’équipe, chacune, chacun atterré·e, nous pleurons d’un même sanglot.
Pourquoi ? Pourquoi alors que notre subvention est doublée ? Quel Théâtre a vu sa subvention doubler ? Personne n’a le montant demandé. Alors, pourquoi ne pas sauter de joie ?

La réponse est simple.
Nous sommes un théâtre qui accueille 50 spectacles et concerts par saison, chaque spectacle est programmé entre 1 et 10 dates, pour une occupation totale de salle de 200 dates, sans compter les jours de montage et de répétitions. C’est environ 185 artistes et 17 000 personnes qui ouvrent notre porte. Ce sont des scolaires, des ateliers, des partenariats, des soutiens à la création, des résidences artistiques, des séances pour les programmatrices et programmateurs, des Rencontres Essentielles pour les artistes, c’est une ouverture à tous les styles : théâtre, musique, stand-up, impro, jeune public… Nous croyons en la richesse de la diversité artistique et en l’importance de proposer ce foisonnement à Namur.

Pour faire tout cela, le théâtre se compose d’une personne à 4/5ème, quatre personnes à mi-temps et de bénévoles. Cette équipe réalise la programmation, la promotion, la diffusion, les remises de dossier, les réservations, la comptabilité, l’accueil technique, le bar, l’entretien du bâtiment, le nettoyage… Cette année, nous attendions d’avoir cette reconnaissance financière pour, qu’enfin, les conditions d’accueil, de résidence et de création des artistes soient acceptables.

Lors de notre premier contrat programme il y a 5 ans, où nous avions demandé 350 000€, la Ministre de l’époque et son équipe, dans l’incompréhension de l’avis négatif qui avait été donné par le conseil d’avis, avaient réussi à débloquer un budget de 75 000 €.
Un montant dérisoire, mais enfin une première reconnaissance tout de même.
La même année, d’autres théâtres ont eu leur premier contrat programme, comme nous, avec parfois plus de 500 000 €. Tant mieux pour eux, mais quelle claque !
La stupeur digérée, nous avons retrouvé la force. Nous avons continué, nous avons remonté nos manches et nous avons prouvé, ces 5 dernières années, notre légitimité. Nous avons réalisé des choses impossibles avec 75 000 € car nous ne voulions pas donner raison à ceux qui avaient refusé le projet. Mais à quel prix ? Au prix de sacrifices énormes pour l’équipe et pour les artistes.

Aujourd’hui, encore une fois, alors que nous demandions 400 000 €, nous recevons 150 000€ et des théâtres similaires au nôtre, dans leur mission et dans leur jauge, sont augmentés, ils ont plus de 500 000 €. Nous sommes heureux pour eux mais offrent-ils plus de soutien à la création ? Ont-ils plus de salles ? Ont-ils plus de public ? Accueillent-ils plus de spectacles que nous par saison ? Nous ne le voyons pas. Alors qu’est-ce qu’on ne fait pas ? Qu’est-ce qui n’est pas compris ? Qu’est-ce qui dérange ? Qu’est-ce qui n’a pas été lu? Comment justifier nos 150 000 € ?
150 000 €, c’est ce que peut recevoir une compagnie pour faire un spectacle. Nous, nous en créons, nous en accueillons, nous en faisons éclore, et bien plus.
Nous réalisons le même travail que ces autres lieux, pour lesquels nous avons beaucoup de respect, avec moins de personnel, plus de spectacles, plus d’artistes.
Pourquoi ces inégalités financières ? Nous doubler est un geste positif mais le montant n’est pas du tout à la mesure de notre position réelle dans le milieu artistique.

Qui d’autre fait ce que nous faisons avec si peu d’argent ?

Nous sommes écœurés par ce qui s’est passé ces dernières semaines et par le lobbying que les décideurs et décideuses ont subi, écœurés d’être le bon élève qui devrait encore se taire, écœurés d’avoir cru que la méritocratie et la démocratie allaient nous donner raison, écœurés pour tous les autres qui comme nous y ont cru. Certes, nous avons été augmentés, doublés, mais doubler 2 € à 4 € ou 20 € à 40 € n’a pas la même valeur.

Quel message devons-nous comprendre d’une subvention si petite ? Faites moins, payez moins les artistes, aidez moins les créatrices et créateurs, proposez moins de spectacles, soyez moins ambitieux, quittez Namur ? On ne peut pas y croire… Comment rémunérer convenablement nos artistes? Comment établir des contrats de travail corrects pour 185 artistes avec si peu?
Depuis l’annonce de vendredi, plusieurs artistes et professionnels de la culture nous ont témoigné leur soutien et leur incompréhension. Heureusement, les spectateurs, les spectatrices et les artistes nous montrent au quotidien leur soutien en venant chez nous, nous les en remercions tellement.

Le Théâtre Jardin Passion n’est pas un rêve solitaire de quelques passionnés de théâtre qui veulent se faire plaisir, c’est un lieu essentiel reconnu unanimement par le public et le milieu.
Tous nos projets devraient-ils être remis en cause ? Tenir encore 5 ans et espérer prouver notre excellence encore une fois ? Nous en avons marre. Nos cœurs sont épuisés, nos âmes sont blessées.

L’équipe du théâtre Jardin Passion
Namur – 21 novembre 2023